mercredi, novembre 20, 2024

"En attendant la montée des eaux" de Maryse Condé (Guadeloupe)


Grâce à la proposition de lire de façon commune la grande autrice Maryse Condé, je me suis plongée pour la première fois dans l’univers des Caraïbes sous cette plume au style inimitable.

« En attendant la montée des eaux » a été publié en 2010. Il raconte l’histoire de Babakar, un médecin obstétricien au Mali. L’histoire commence en Guadeloupe alors qu’il est en train d’aider à l’accouchement une femme qui va mourir en couche. Elle met au monde une ravissante petite fille qui fascine Babakar au point que, sur un coup de tête, il décide de l’emmener avec lui en vue de l’adopter. Il faut dire que la famille dans laquelle elle est née est bien défavorisée et ne voit pas d’un mauvais œil qu’on lui retire une bouche à nourrir.

Commence alors une véritable épopée qui va mener Babakar et la petite Anaïs de Guadeloupe en Haïti, terre de ses ancêtres maternels. Un long flash-back va nous raconter en effet la vie de Babakar quarante ans plus tôt, et nous dépeindre sa mère, Thécla, une mère trop tôt disparue à laquelle le fils et le père Babakar étaient très attachés, mais qui apparaît régulièrement en songe à son fils pour le conseiller sur ces choix notamment en matière conjugale.

Car si Babakar est veuf au moment où s’ouvre le récit, on connaîtra bientôt les circonstances qui l’ont conduit en prison, laissant sa femme et son enfant mourir en son absence. Mais il ne le restera pas longtemps parce que notre héros rencontre toujours des femmes dont il s’éprend, alors même que sa mère lui recommande de s’en méfier.

Babakar est un homme bon, il va s’occuper d’un dispensaire et de toutes ces femmes pauvres qui accouchent d’enfants trop nombreux, mais il côtoiera le pouvoir à plusieurs reprises sans que ça ne lui porte vraiment chance, au contraire.

Il a aussi deux amis : Movar qui va l’accueillir en Haïti, et qui parle couramment l’haïtien et est analphabète comme beaucoup,  et Fouad, un cuisiner libanais qui rêve de devenir un nouveau Mahmoud Darwich.

Ce récit est foisonnant, luxuriant, un récit issu de la tradition de réalisme magique sud-américain (le dialogue avec les morts par exemple est constant). Il nous fait aussi voir les coulisses du pouvoir comme autant d’endroit à fuir à tout prix, que ce soit avec Hassan, son ami africain avec qui il part étudier la médecine au Canada, ou Estrella, la tante d’Anaïs, que Babakar espérait ravie de découvrir une nièce, mais qui se moque éperdument de cet enfant, seulement préoccupée par le charme de son compagnon, Jean-Christophe 2 (allusion à Baby Doc 2 ?).

Une belle histoire d’amitié donc, d’abord et avant tout, un récit qui nous fait voyager de l’Afrique noire aux Antilles puis en Haïti, et qui se termine au moment où Babakar et Fouad sont sur le point de quitter le sol pour une autre destination, mais un tremblement de terre comme l’île en a connu trop souvent les ramène à la réalité : il faut rester parce qu’il y aura beaucoup de vies à sauver.
Un roman envoûtant qui rend hommage à tous les « petits » et les laisser pour comptes dont les Blancs ne parlent jamais et qui trouvent sous la plume de Maryse Condé, le temps d’un, un havre de paix.

 EXTRAITS


P. 90
« Movar prouva bientôt qu’il n’était pas un ingrat. Il se mit à l’œuvre et transforma un périmètre où poussaient librement chiendent et herbes de Guinée en un véritable jardin d’Allah. Les gens sortirent d’aussi loin que les Vieux-Habitants pour venir admirer ses orchidées. En outre, il aménagea un potager et récolta des tomates, des jiromons, des carottes et des aubergines aussi lourdes que des seins de femmes. Surtout, il donna un fameux coup de main à Chloé Ranguin, se chargeant de toutes les tâches désagréables qui accompagnent la garde d’un bébé. Anaïs l’adorait. Certes, Babakar était son Dieu incontesté. Mais, elle avait pour Movar des areus, des petits cris de connivence comme si elle sentait qu’ils étaient pétris du même terreau. »



P. 163

« Ma mère intervint avec autorité :
    • Tu dois quitter ce pays. Si tu restes à Eburnéa, tu deviendras fou, déclara-t-elle.
Je me moquai :
    • Certains me prennent déjà pour un fou. Où veux-tu que j’aille ?
Il y eut un silence.
    • Chez moi ! reprit-elle. Je veux que tu ailles chez moi.
Je crus avoir mal entendu :
    • Tu veux rire ?
Elle secoua la tête et affirma :
    • Je n’ai jamais été plus sérieuse.
Je renonçai à comprendre:
    • Tu m’as toujours dit que ton pays n’était pas un pays !
    • C’est un DOM, ce n’est pas un pays. Mais précisément c’est ce qu’il te faut dans l’état où tu es. Chez moi il ne se passe rien. Ni guerre civile n dictateur sanguinaire ni coup d’Etat. Les gens organisent des grèves qui n’en finissent pas pour le prix du pétrole ou des œufs. Ils établissent la liste des produits de première nécessité et exigent des rabais là-dessus. Mais il y a la Nature si somptueuse que l’obstination des promoteurs et des développeurs ne parvient pas à l’enlaidir. »

P. 223

« Marquant sa désapprobation, Thécla prit son temps pour revisiter son fils en songe. Et quand elle lui apparut, ce fut pour lui lancer des flèches :
    • Vois voilà bien rencontrés. Trois hommes, on pourrait dire trois veufs qui pleurent pareillement leurs amours. Je vous conseille de vivre ensemble et de fonder une colonie. Ça te ressemblerait bien d’en être le chef spirituel. Tu es d’ailleurs le plus âgé.
    • Une colonie ! fit Babakar désemparé comme à chaque fois que sa mère se moquait de lui. Comment pourrions-nous l’appeler ?
    • La colonie des veufs inconsolés, tiens donc. Ou mieux : la colonie du nouveau monde. Cela sonne bien. Vous êtes tous les trois d’identités différentes : un Arabe, un Africain sub-saharien à demi créole, un Haïtien. C’est d’une nouvelle humanité qu’il s’agirait. Une humanité sans Européens, c’est-à-dire sans Découvreurs-Colonisateurs, sans Maîtres et sans Esclaves ou Exploités. Vous pourrez refaire un univers plus juste ! »

Florence Balestas

« En attendant la montée des eaux » de Maryse CONDÉ. JC Lattès, 2010. 364p.

NB : Plus d'informations à découvrir sur les lectures de Maryse Condé par Les Collecteurs ici => https://versionlibreorg.blogspot.com/2024/11/compte-rendu-de-la-reunion-du-samedi-19.html

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