Jouissif. Ce livre est vraiment jouissif.
Bienvenue à Liberty House, un lieu où vit Farah, une fille de
6 ans quand l’histoire commence, jeune adulte quand le livre se referme, à la
fois héroïne et narratrice.
Comme sa mère souffre d’électro sensibilité, ses parents et
sa grand-mère décident de rejoindre une communauté quelque part dans l’extrême sud est de la
France (on devinera la ville de Menton au fait qu’on est proches de la
frontière italienne, ce qui va d’ailleurs être un des ressorts de l’histoire
aux deux tiers du récit, mais il est trop tôt pour en parler).
Menée de main de maître par l’animateur de cette communauté (que
d’aucuns prendront pour un gourou) nommé Arcady, qui donne son titre à l’ouvrage
d’Emmanuelle Bayack Tam, cette communauté réunit une panoplie d’énergumènes –
de « freaks » dira Farah - avec toute sorte de handicaps :
« les obèses, les dépigmentés, les bipolaires,
les électrosensibles, les grands dépressifs, les cancéreux, les polytoxicomanes
et les déments séniles ».
Les deux tiers du livre sont consacrés à la vie en communauté
– une communauté totalement libre, notamment sur le plan sexuel, où tout le
monde peut avoir des relations sexuelles avec tout le monde. Une sorte de
phalanstère moderne, où l’amour sous toutes ces formes est le mot d’ordre
général.
Mais la mécanique bien huilée de la communauté va se gripper
lorsqu’un grain de sable prenant la forme d’un beau jeune homme « issu de
l’immigration » va franchir les frontières du domaine …
Plusieurs thèmes s’entremêlent dans ce roman
foisonnant : des questions d’identité (Farah découvre une particularité
physique qui peut lui faire douter de son genre féminin), des questions
d’accueil ou de refus de ces « migrants » qui nous viennent de Syrie,
d’Afghanistan, d’Érythrée ou du Soudan, et des questions plus profondément
sociologiques, comme de savoir si la vie dans une communauté où le sexe est
possible pour tous, quel que soit son âge, son orientation ou ses handicaps est
encore possible aujourd’hui.
L’histoire est fantasque, mais derrière les sourires que
provoquent les heurs et malheurs de Farah, pointe une réflexion plus profonde
sur notre monde comme il va.
En témoignent cet extrait où Farah découvre la vie à
l’extérieur au Collège et au Lycée : « Passons sur le fait que je sois rattrapée tous les matins par la
mesquinerie et la grossièreté de mes congénères : s’il ne s’agissait que de
supporter mes années collège, je me ferais une raison, d’autant qu’elles
touchent à leur fin. Non, ce qui m’inquiète c’est que je ne sens pas plus de
gentillesse chez les adultes que chez les enfants – et ne parlons pas des
adolescents, chez qui la méchanceté est une seconde nature. En dehors de ma
petite confrérie secrète, les gens n’ont pas envie d’être bons, pas plus qu’ils
n’envisagent de se grandir, de s’élever, de s’éclairer. Leur ignorance crasse
leur convient très bien. Et s’ils ont l’occasion de me tirer dessus, ils le
feront. Pas besoin de raison pour ça : la folie suffit. Dans le monde extérieur,
c’est tous contre tous et chacun pour soi – non, même pas : chacun procède
d’abord à sa propre tuerie intime, parce qu’il faut être mort avant de partir
en guerre. »
Jouissif, mais aussi subversif.
Le roman de Emmanuelle Bayamack-Tam dénonce aussi une autre
forme de dérive : « En tant que
dernière réserve naturelle de désir sans fin et de plaisir gratuit, nous
contrevenons à la marche du monde vers les abysses technologiques ; en
tant que derniers représentants de l’espèce humaine, nous faisons tache dans la
grande parade post humaniste. »
Alors si cette utopie peut paraître farfelue, fantasque et
baroque, il n’en reste pas moins qu’elle nous interroge, en nous faisant
douter : les habitants de Liberty House ne sont-ils pas les derniers
témoins de quelque chose qui est en train de disparaître, à coup de Smartphones
et de réseaux sociaux ?
Et si c’était le nous qui
disparaissait ? Ce pronom peut-il encore être utilisé avec du
sens ?
Pour Farah, ce « nous » correspond à son vécu :
« A Liberty House, nous baignons dans l’amour : celui qu’Arcady nous
donne et que nous lui rendons bien, mais aussi celui que nous éprouvons les uns
pour les autres malgré l’exaspération que suscite immanquablement la vie en
communauté. Nous … Je prétends
pouvoir le dire sans ridicule, sans que ce pronom renvoie à une structure
exsangue et atrophiée comme le couple ou la famille. Je prétends même que mes
débuts dans la vie font de moi une spécialiste du nous, contrairement à la plupart des gens qui n’y entravent que
dalle et passent toute leur vie sans imaginer qu’on puisse être autre chose que
soi. J’ai été nous dès
l’enfance : ça aide. »
Arcadie, monde merveilleux et utopique,
récit baroque et foisonnant, fait partie de ces livres qui, une fois la
dernière page refermée, nous restent encore bien présents à l’esprit. Ce n’est
pas le moindre de ses mérites.
Florence Balestas
Arcadie, de Emmanuelle Bayamack-Tam, éd. P.O.L, 2018
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
N'hésitez pas à nous faire part de votre avis !