dimanche, mars 31, 2019

"Arcadie", de Emmanuelle Bayamack-Tam (France)


Jouissif. Ce livre est vraiment jouissif.
Bienvenue à Liberty House, un lieu où vit Farah, une fille de 6 ans quand l’histoire commence, jeune adulte quand le livre se referme, à la fois héroïne et narratrice.
Comme sa mère souffre d’électro sensibilité, ses parents et sa grand-mère décident de rejoindre une communauté  quelque part dans l’extrême sud est de la France (on devinera la ville de Menton au fait qu’on est proches de la frontière italienne, ce qui va d’ailleurs être un des ressorts de l’histoire aux deux tiers du récit, mais il est trop tôt pour en parler).
Menée de main de maître par l’animateur de cette communauté (que d’aucuns prendront pour un gourou) nommé Arcady, qui donne son titre à l’ouvrage d’Emmanuelle Bayack Tam, cette communauté réunit une panoplie d’énergumènes – de « freaks » dira Farah - avec toute sorte de handicaps : «  les obèses, les dépigmentés, les ­bipolaires, les électro­sensibles, les grands dépressifs, les cancéreux, les poly­toxicomanes et les déments séniles ».

Les deux tiers du livre sont consacrés à la vie en communauté – une communauté totalement libre, notamment sur le plan sexuel, où tout le monde peut avoir des relations sexuelles avec tout le monde. Une sorte de phalanstère moderne, où l’amour sous toutes ces formes est le mot d’ordre général.
Mais la mécanique bien huilée de la communauté va se gripper lorsqu’un grain de sable prenant la forme d’un beau jeune homme « issu de l’immigration » va franchir les frontières du domaine …
Plusieurs thèmes s’entremêlent dans ce roman foisonnant : des questions d’identité (Farah découvre une particularité physique qui peut lui faire douter de son genre féminin), des questions d’accueil ou de refus de ces « migrants » qui nous viennent de Syrie, d’Afghanistan, d’Érythrée ou du Soudan, et des questions plus profondément sociologiques, comme de savoir si la vie dans une communauté où le sexe est possible pour tous, quel que soit son âge, son orientation ou ses handicaps est encore possible aujourd’hui.
L’histoire est fantasque, mais derrière les sourires que provoquent les heurs et malheurs de Farah, pointe une réflexion plus profonde sur notre monde comme il va.
En témoignent cet extrait où Farah découvre la vie à l’extérieur au Collège et au Lycée : « Passons sur le fait que je sois rattrapée tous les matins par la mesquinerie et la grossièreté de mes congénères : s’il ne s’agissait que de supporter mes années collège, je me ferais une raison, d’autant qu’elles touchent à leur fin. Non, ce qui m’inquiète c’est que je ne sens pas plus de gentillesse chez les adultes que chez les enfants – et ne parlons pas des adolescents, chez qui la méchanceté est une seconde nature. En dehors de ma petite confrérie secrète, les gens n’ont pas envie d’être bons, pas plus qu’ils n’envisagent de se grandir, de s’élever, de s’éclairer. Leur ignorance crasse leur convient très bien. Et s’ils ont l’occasion de me tirer dessus, ils le feront. Pas besoin de raison pour ça : la folie suffit. Dans le monde extérieur, c’est tous contre tous et chacun pour soi – non, même pas : chacun procède d’abord à sa propre tuerie intime, parce qu’il faut être mort avant de partir en guerre. »
Jouissif, mais aussi subversif.
Le roman de Emmanuelle Bayamack-Tam dénonce aussi une autre forme de dérive : « En tant que dernière réserve naturelle de désir sans fin et de plaisir gratuit, nous contrevenons à la marche du monde vers les abysses technologiques ; en tant que derniers représentants de l’espèce humaine, nous faisons tache dans la grande parade post humaniste. »
Alors si cette utopie peut paraître farfelue, fantasque et baroque, il n’en reste pas moins qu’elle nous interroge, en nous faisant douter : les habitants de Liberty House ne sont-ils pas les derniers témoins de quelque chose qui est en train de disparaître, à coup de Smartphones et de réseaux sociaux ?
Et si c’était le nous qui disparaissait ? Ce pronom peut-il encore être utilisé avec du sens ?
 Pour Farah, ce « nous » correspond à son vécu : « A Liberty House, nous baignons dans l’amour : celui qu’Arcady nous donne et que nous lui rendons bien, mais aussi celui que nous éprouvons les uns pour les autres malgré l’exaspération que suscite immanquablement la vie en communauté. Nous … Je prétends pouvoir le dire sans ridicule, sans que ce pronom renvoie à une structure exsangue et atrophiée comme le couple ou la famille. Je prétends même que mes débuts dans la vie font de moi une spécialiste du nous, contrairement à la plupart des gens qui n’y entravent que dalle et passent toute leur vie sans imaginer qu’on puisse être autre chose que soi. J’ai été nous dès l’enfance : ça aide. »
Arcadie, monde merveilleux et utopique, récit baroque et foisonnant, fait partie de ces livres qui, une fois la dernière page refermée, nous restent encore bien présents à l’esprit. Ce n’est pas le moindre de ses mérites. 
Florence Balestas
Arcadie, de Emmanuelle Bayamack-Tam, éd. P.O.L, 2018

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