…
ou
comment, quelle que soit l'époque, les victimes sont les coupables idéaux...
L'indéniable charme de ce roman, c'est son écriture précise,
truffée d'expressions occitanes et de riches descriptions visuelles
et olfactives de ces paysages cévenols à la fois foisonnants et arides. C'est aussi ses décorticages des sentiments et des émotions complexes qui sont ressentis par des protagonistes simples et bien trop souvent
invisibles... Bref, ce livre est de ceux qui, une fois refermés, continuent à vivre en moi !
L'auteure
de ce roman percutant, Laurence Biberfeld, vit au Vigan, dans les
Cévennes, où elle a choisi de situer l'action de cette histoire
ciselée...
« Lazare
Volquès, filateur cévenol fortuné, est retrouvé égorgé au bord
de la rivière bordant sa magnanerie un été où la chaleur rend
folles les fileuses qu’il exploite. De ce XIXe siècle, on sait les
conditions de vie de la basse main-d’œuvre, pléthorique et
hiérarchisée, les bagnes d’enfants où croupissent des graines
que personne ne veut voir pousser… Et, partout, la peur de voir
déborder les trimards et les bâtards des cages où on les fait
boulonner. Un gros siècle plus tard, un descendant de Lazare, Gérard
Volquès, maire du village, est découvert pareillement tranché
d’une oreille à l’autre, gisant au bord de la même rivière.
Quelle que soit l’époque, les fautifs naturels sont toujours
domestiques, ouvriers, femmes adultères, cloches, manouches ou
squatteurs. Et toujours, juchée sur le barreau le plus bas de
l’échelle sociale, c’est la meute des honnêtes gens qui
bastonne bravement les damnés, les déchus et les pauvres qui
relèvent la tête. Qui expliquera ces meurtres ? »
…
c'est
ce qu'en disent ses éditeurs, les
Editions Au-delà du raisonnable, qui déclarent qu'ils ont
« choisi
de raconter la face noire du monde et de son histoire, [parce que]
tout en nous divertissant de notre nombril, elle éclaire nos
consciences. »
Ils disent aussi de cette auteure :
« Laurence
Biberfeld est née en 1960 à Toulouse. Ayant pris son vol très tôt
pour se fracasser contre le pavé le plus proche, elle exerce pendant
quelques années divers sous-métiers avant de passer son
baccalauréat en candidat libre, puis le concours d’instit en 1980.
Elle fait ce métier dix-huit ans, puis décide d’arrêter de
gagner sa vie pour écrire et dessiner à plein temps. »
Pour
en savoir plus sur cette auteure à découvrir, vous pouvez aussi
aller visiter son
site personnel qui est très généreux !
Voici
quelques extraits...
PP.
42-43
« Les
odeurs de l'été lui arrivaient en touffes, elles giclaient dans la
cellule, glissaient contre les murs humides et s'affalaient par
terre. L'odeur des buis, enivrante, et celle des pins, l'odeur lourde
et sucré d'un noyer, l'odeur de miel du lierre et des gaillets.
L'odeur soûlante du thym, l'odeur violente et tenace de la rue.
L'odeur légère et fine des ronces et des églantiers. Il sourit.
Les colons puaient. Ils puaient la merde, la sueur liquide sur des
couches de sueur sèche, les gras cristaux dans les poils, le sperme
séché, le suint des cheveux rasés. Leurs pieds puaient
désespérément au fond de leurs sabots, puaient comme le pelage
mouillé des vieux chiens. Leurs bouches puaient les dents gâtées,
la faim, encore et toujours. Ils puaient la pisse, surtout les plus
petits. »
P.53
« A
partir de là, ils longèrent les Cévennes. Une pelisse de forêt
mangea les affleurements de calcaire, déployant de grandes masses
grises, vert sombre, vert argenté. Le ciel se couvrit d'une taie de
plomb. Après Ganges, la montagne se referma sur eux. La roche,
parfois, se dressait en falaises tortueuses et bleues, en plissements
contrariés qui surplombaient le bus minuscule. La route, longeant
l'Hérault gonflé par les grosses pluies de la fin de l'hiver,
serpentait le long d'abrupts impénétrables. Dans la vallée, quand
elle s'élargissait, sur les faïsses qui épousaient les courbes des
pentes, ils voyaient scintiller les feuillages des oliviers secoués
par le vent. Peu avant Saint-Julien-de-la-Nef, le calcaire laissa
brusquement la place aux schistes, le paysage s'assombrit davantage
avec les affleurements ardoisés. La châtaigneraie encore nue
s'imbriquait dans le moutonnement foncé des buis et des kermès. De
temps en temps, la coulée sombre d'une cédraie fendait un taillis
coriace, cendré. De longs bâtiments à l'abandon se dressaient le
long de la rivière, montrant leurs vastes fenêtres crevées.
-
Des filatures, expliqua fièrement le chauffeur. »
PP.
215-217
« Cela
ne servirait à rien. La gosse s'était résignée, elle ne luttait
plus. Il pensa au Quinsou, à sa propre enfance encore vivace en lui.
Il fallait avoir la hargne de vivre chevillée au corps pour
s'accrocher à l'existence quand on n'était rien pour personne.
Cette gamine aurait pu être sauvée si elle avait eu la moindre
importance. Mais elle passait après les semailles, après l'agnelage
et les labours, après la taille, après le repos. Des enfants !
Il en poussait par grappes dans les ventres, partout, en toutes
saisons. Leurs bras ne devenaient utiles qu'au bout de longues
années, pendant lesquelles il fallait les nourrir comme des tiques,
comme des chancres. Des enfants ! Qui en voulait ? (…)
Il
travailla tout le jour, ne laissant jamais sortir Brilheta de son
champ visuel. La petite lui faisait toucher du doigt à quel point le
bagne des enfants excédait les murs des colonies, les portes des
fabriques et des mines. Ils étaient jetés à profusion dans ces
troupeaux d'humains féroces et cupides qui les foulaient comme une
meule le grain ou les olives. Mais le besoin d'aimer n'était-il
vivace que chez les enfants ? Il haïssait les hommes de tout
son cœur. Il les trouvait laids, sans lumière, rampants, immergés
dans la lourdeur de leur viande et de la terre ou de l'argent, plus
bornés que leurs champs et leurs demeures jalousement défendues. Ma
était ainsi, comme les gardiens, comme Marques. Cette lourdeur qui
obscurcissait les humains, il la devinait déjà chez la plupart des
colons. Et ceux qui ne la possédait pas et restaient transparents et
légers, comme le Quinsou, comme Brilheta...
Ils
mourraient.
Et
lui ? C'était sa haine qui le faisait vivre, elle était comme
une flamme rouge et bleue qui se nourrissait d'elle-même. Elle ne
cessait de grandir. Sa haine lui faisait aimer les humains-oiseaux,
les humains de brise et d'eau. Ils étaient partout, rares et
dispersés, des cadeaux que la vie lui faisait de loin en loin. »
P.
260
« Lazare
Volques avait été retrouvé assassiné à la même époque, au même
endroit et de la même façon que son arrière-petit-neveu cent six
ans plus tard. Contrairement à la plupart de ses collègues,
Jean-Paul Zaczek croyait au hasard et aux coïncidences. Mais il
n'était pas ennemi pour autant des liens de causalité.
L'acharnement pour se débarrasser des squatteurs pouvait
s'expliquait par ces obsessions fédératrices qui permettent à des
petits groupes humains débordés, culturellement appauvris et en
autodéfense de consolider une identité commune autour de haines
communes. Mais ce sinistre penchant collectif pouvait avoir été
suscité et entretenu à des fins crapuleuses. L'Histoire, la grande,
était bondée de ce type de manipulations.
Zaczek,
en bon scientifique, élaborait des hypothèses, dont il s'efforçait
ensuite de démontrer ou d'infirmer la véracité. Il partit du
principe que sous ces manifestations de rejet se dissimulaient
vraiment des mobiles crapuleux. Pourquoi faire partir les
squatteurs ? Cela pouvait avoir un rapport avec les squatteurs
eux-mêmes, ou seulement un ou plusieurs d'entre eux.
Ou
alors, il s'agissait du lieu. De la filature, ou de la magnanerie. Ou
des deux. De quelque chose qui se trouvait dans l'un ou l'autre des
bâtiments, et qui serait devenu inaccessible à cause de la présence
des squatteurs. Alors on en revenait au maire et à son adjoint, car
tous les témoignages concordaient : les plus acharnés contre
les squatteurs étaient ces deux-là. »