Marc Ossorguine, qui a animé cette rencontre à Montpellier, a déjà très bien dit ce que l'on peut en dire ! Voici donc l'article qu'il a publié sur son blog "Fil de lectures" et qu'il a accepté de republier ici, sur Version Libre... A la suite de son article, j'ai ajouté quelques extraits pour vous donner une idée et envie de partir en exploration !
Des voix exilées
Voici le quatrième roman d'Alfons Cervera, l'écrivain valencien qui nous est offert, traduit en français par le fidèle et complice George Tyras. Après La couleur du crépuscule(@) et Maquis à La fosse aux ours (premiers titres du cycle de la mémoire qui comptent 5 romans), puis Ces vies-là (@) à la Contre allée, voici Tant de larmes ont coulé depuis,Tantas lágrimas han corrido desde entonces, dernier titre publié outre Pyrénées (2012).
Le principal narrateur de ce roman a émigré en France, à Orange, il y a des années et revient aujourd'hui à son village perdu dans la "Serranía valenciana", Los Yesares, pour l'enterrement de la mère de son ami Alfons. Le récit s'inscrit donc dans une certaine continuité avec le cycle de la mémoire et avec Ces vies-là et mêle présent et passé, faits réels revisités ou réinventés, voix multiples...révélant et construisant une mémoire d'aujourd'hui sur les souvenirs du passé.
"La mémoire se construit par sauts successifs, en laissant dans son récit des trous intermédiaires, comme si une solution de continuité était possible au bout du compte entre ce qui a existé pour de vrai et ce que nous imaginons."
La mémoire n'est pas du passé, rappelle Alfons Cervera, mais bien du présent, nourri d'images et de bruits du passé qui se sont fragmentés, dispersés, et dans lesquels on se perd parfois. Un labyrinthe d'incertitude toujours menacé par l'oubli et les mensonges. Une mémoire qui ne se soumet pas non plus aux récits sagement découpés et soigneusement clos que l'histoire, celle qui se dit Histoire, voudrait officialiser. Mais l'histoire s'écrit avec des vies et des morts insignifiantes. Dans cette histoire-là, celle qui s'inscrit dans les corps, les gestes, les voix, les murs, et parfois dans de tels livres, la guerre ne se finit pas toujours à la fin de la guerre et l'exil, qu'il soit politique ou économique, ne connaît pas de fin. Cela vaut que l'on vienne d'Espagne, du Maroc ou de quelque autre pays ou région du monde. Le regard des exilés sur le monde qu'ils perdent et celui qu'ils découvrent est sans doute le même, quelle que soit la couleur de leur peau ou la géographie de leur exil.
Au fil du récit, plusieurs voix se croisent, se font écho et parfois se brouillent. Le lecteur n'est plus trop sûr de qui parle à chaque instant, mais cela importe au fond assez peu. Des voix parlent. Des mots se font entendre, souvent hésitants, fragmentaires, parfois confus, parfois redondants. Mais petit à petit, un puzzle précis d'impressions, de douleurs et de colères, de renoncements et d'espoirs, se compose et nous permet de comprendre un peu mieux le passé et l'histoire de tous ces exilés qui vivent parmi nous et parmi lesquels nous vivons. Ces exilés que nous sommes peut-être aussi, comme tout humain, au fond.
Tant de larmes ont coulé depuis est donc un livre sur l'exil et la mémoire, mais pas seulement. C'est aussi un livre qui s'écrit un peu devant nous et où l'auteur-narrateur nous fait part de ses réflexions sur la mémoire et l'exil, sur l'écriture qui pourrait dire cette mémoire destinée au silence et à l'oubli. Avec la poésie d'une langue simple et profondément riche, Alfons Cervera nous propose un texte qui est aussi une manière d'essai dont les dimensions historiques, poétiques, littéraires et philosophiques, voire sociologiques, ne sont pas "incompatibles", pour une fois. Au fil des pages, les passages que l'ont recopie ou que l'on met en évidence d'un trait de crayon se multiplient, et nombre de phrases et d'images résonnent encore une fois le livre refermé. Notre mémoire du livre se construit en se mêlant à nous, nous construit par la part d'incertitude qu'il a fait naître en nous par la découverte de ces destins oubliés, méprisés, croisés chaque jour mais rarement rencontrés.
C'est sans doute cela que l'on attend d'un écrivain et d'un livre : qu'il nous révèle une partie du monde que nous ne savions voir et que nous commençons à comprendre, sans forcément chercher à l'expliquer. Une rencontre qui contribue aussi à nous changer et à faire de nous ce que nous sommes et serons demain.
Un livre, une œuvre et une voix à découvrir si ce n'est déjà fait.
Alors que nous attendons la publication de La nuit immobile, 3e volume du "cycle de la mémoire", signalons qu'en Espagne, l'ensemble de ce cycle a été réuni en un seul volume sous le titre Las voces fugitives. On y trouve donc La color del crepúsculo, Maquis, La noche inmóvil, La sombra del cielo et Aquel invierno, le tout précédé d'une préface de Georges Tyras, le traducteur français de l’œuvre de Cervera.
Marc Ossorguine
Pour partager un peu de cette sorte d'ovni littéraire, voici quelques extraits choisis...
PP
24-25
« Lorsque
je suis arrivé en France, avec mes parents, à peine âgé de neuf
ans, je ne savais pas qui était Miguel Hernandez, ni que bien des
années plus tard je serais dans les journaux et à la télévision
avec le visage apeuré d'un enfant qui n'était pas moi mais qui me
ressemblait beaucoup. Sauf pour la couleur de la peau, pour tout le
reste nous étions pareils, l'enfant des journaux et moi, lorsqu'on
est arrivé à Orange. Le vieux cinéma du village est à présent
une ruine envahie par les herbes en décomposition et les cadavres
d'oiseaux. Une barrière de fer rouillé, les murs pleins de
crevasses provoquées par les pelles mécaniques, la petite scène
enterrée de façon obscène sous les gravats. J'ignore la raison de
cette ruine. Ce que je sais, c'est que le regard de l'enfant dont la
photo paraît dans les journaux et celui qui se perdait derrière le
photographe inconnu dans une gare de France il y a cinquante ans sont
pareils. Tous deux présentent la même brillance éteinte, l même
tristesse et le même désarroi. La même peur. »
PP
87-88
« Plus
tard, des années plus tard, j'ai compris que personne n'est à
jamais du même endroit, que les lieux, nous les portons en nous,
avec les gens qui les habitent, et que nous nous construisons peu à
peu avec les lambeaux de tout ce que nous trouvons sur notre chemin,
que grand-mère Delmira avait raison ou avait du moins la raison que
toujours recèlent les mots parfois inexplicables de la folie. Dès
notre arrivée à Orange commença à s'imposer la conviction que,
quel qu'allait être notre destin sur ces terres étrangères où
nous débarquions pour vaincre la faim, il n'y aurait pas de retour,
ni à Los Yesares ni nulle part ailleurs. Le voyage débutait avec
cette photo anonyme à la gare, avec ma mère et moi penché à la
fenêtre les yeux emplis d'appréhension, et il n'est pas achevé, si
longtemps après, au moment où, d'ici peu, j'empoignerai le cercueil
de Teresa avec Miguel, Lucio et David Catarro, et que nous le
porterons sur nos épaules pour gravir les marches qui conduisent au
parvis de l'église. J'ignore si le temps existe ou pas, comme le
soutenait Gerardo à Manuel le boulanger pendant les soirées de
répétition du Don Juan Tenorio, mais je sais qu'il disparaît dans
les replis de l'exil, de tous les exils, aussi bien celui qui
conduisit le père anarchiste de Roman en France que celui qui nous
arracha à Los Yesares, bien des années plus tard, pour ne pas
mourir de faim. »
PP
109-110
« Il
faisait froid et un mistral dur et parcimonieux, qui poussait des
amas de feuilles humides, soufflait vers la place Lucien Larroyenne.
Il était midi, un carré de soleil réunissait un groupe de jeunes
maghrébins derrière la Comédie. J'appelais Aurora de mon
portable : Je t'appelle d'ici, je lui dis. C'est où ça, ici ?
Eh bien, mais à Orange, où veux-tu que ce soit. Aurora vivait à
Orange il y a de nombreuses années et elle y a eu un fiancé
français qui s'appelait François. La mémoire a toujours un lieu de
référence. Il est impossible de se souvenir depuis nulle part. Le
temps commence à s'écouler en titubant, comme s'il suivait des
chemins de terre et qu'il soit aveuglé par la poussière. Marcher à
l'aveuglette dans le temps. Parfois je me dis que la mémoire, c'est
cela, chercher comme par instinct ce qu'il y a eu auparavant, cet
endroit envahi de brume d'où nous nous sommes échappés une fois
pour trouver une issue qui ne sera jamais celle que nous attendions.
Le fiancé d'Aurora se prénommait François et l'été, il allait
lui rendre visite à Los Yesares, quand elle et ses parents avaient
quitté Orange sans espoir de retour à leur maison du boulevard
Edouard Daladier, tout près de là où nous vivions, nous. Des gens
rentrent à La Agricola, ils viennent à l'enterrement. Le froid de
Los Yesares est semblable à celui de la maison du canal, semblable
aussi le calme, cette lenteur qui est parfois plus propre à la vie
qu'à la mort. Un silence étrange s'est soudain emparé de la rue.
Nous avons commencé à parler chez Teresa et Aurora poursuit la
remémoration de ses fiancés français et des fenêtres om se
reflétait une jeune femme avec un visage de vieille. De temps en
temps elle regarde Marie-Pierre et c'est comme si elle retournait aux
jours d'été à Orange, à Caderousse, aux chansons de Johnny
Hallyday et Françoise Hardy. Un jour j'ai vu François au Café des
Glaces et il m'a dit que les étés à Los Yesares, c'était fini. La
vie, c'est la vie, parfois elle réunit les gens et d'autres fois
elle leur fait prendre des routes diférentes. »