Merry-go-round
à David Gascoyne
Un train aux lumières aveugles
franchit des forêts invisibles.
J'emporte
cent boîtes d'allumettes
mille cigares noirs
cinquante pipes de merisier sauvage
un calumet en pierre-à-savon
gravé par un Indien de l'Ontario
la pipe-calebasse
à cou d'oiseau-serpent
cadeau d'Archuleta-de-la-Terre-des-Trembles
le tambour sacré de Taos
dans ma poche un éclat d'obsidienne
et mon vieux Laguiole à manche d'ivoire...
Tandis que le train glisse
longue chenille spasmodique
à travers la Forêt Noire
je reviens à mon premier lointain voyage...
J'avais vingt ans
avec encore dans mes cheveux le sable du désert
en ce matin léger où le canon s'est tu
dans les vergers du Würtemberg.
Et ce fut le printemps du Paradis après l'Enfer :
les truites de la Mürg
les chevreuils du Lac Noir
et la grosse Hildegarde
qui nous versait du vin d'Uberlingen.
Nous achetions des pendules de Triberg
et des couteaux de chasse
oubliant l'enfant nu de Fribourg méditant sur un crâne
qui avait assombri notre adolescence
à jamais.
Soudain le chant des rossignols
déchira les ténèbres
l'Hymne à la Joie déferla des terrasses
sur l'eau verte et muette
à Heidelberg.
Ici vécurent les poètes
Achim d'Arnim et Clemens Brentano.
Il ne reste que la plaque.
J'habitais là rêvant que montait de l'auberge voisine
la voix mâle de Zarah Leander :
Schlafe mein Geliebter
Du darfat mir nie mehr rote Rosen Schenken
crépusculaire et vaginale
et derrière la vitre
le coiffeur recousait des visages
couverts de sang...
Un train aux lumières aveugles
franchit des plaines disparues.
Il pleut des escarbilles
et l'odeur des mélèzes envahit la nuit.
Dans ma valise il y a :
Fenimore Cooper
un vieux catalogue de la Manufacture
des Armes et Cycles de Saint-Etienne
une lettre originale du Capitaine Nemo
et la photo de ma mère
jouant du violoncelle
pour toujours...
Tandis que le train glisse
longue chenille spasmodique
à travers la Forêt Noire
je reviens à mon premier lointain voyage...
J'avais vingt ans
avec encore dans mes oreilles
la sauvage accélération de la mort
haut très haut dans le ciel mauve
sur les clochetons d'or du Monte Cassino
et les cris de fin du monde
qui giclaient avec le sang
de la gorge béante d'un mulet
hérissé de douleur
et d'éternelle surprise...
Je garde le parfum du vin noir
et du porcelet rôti
sur la plage vespérale du lac de Bolsena
où Dante pêcha des anguilles
et j'entends turluter des alouettes
massacrées
Soudain la ville ivre de feu
la vomissure des soufrières
le ciel en deuil
et des rivières en fusion
se noient en beuglant dans la mer...
Je suis à Pompéi dans les marques de Pline
qui fut ici sous le gris de la mort
et ce n'est alentour qu'exode débandade
vers des lieux saufs
d'où voir la bête et l'adorer :
O bello, bello, bello com'un dio !
Et la cendre en neige sur le Pausilippe
où règne Virgile en sa grotte.
Ici le volcan tonne et les canons
là-bas sur les Abbruzzes...
Un train aux lumières aveugles
franchit des palus oubliés.
Voici le vol ralenti des hérons
brassant l'air de leurs ailes de cendre
la volée de flèches des sarcelles
les guêtres fauves du garde-chasse
à travers les roseaux broyés
et moi de loin criant au vent de mer :
Natty Bumppo ! Natty Bumppo !
Sur les chutes de Glenn
ou les palissades du Fort William-Henry
lorsque j'avais douze ans
parmi les Delawares
pour toujours...
Tandis que le train glisse
longue chenille spasmodique
à travers la Forêt Noire
je reviens à mon premier lointain voyage...
J'avais vingt ans
avec encore sur mes lèvres de miel
la grégorienne plainte du Vendredi-Saint
et les vingt-deux lettres de l'Alphabet
qui fut au commencement de l'Attente.
De mon lit je voyais sur le mur du dortoir
défiler les fantômes de mes rêves.
J'entends toujours
la voix grave du kappelmeister
le choeur final de la Passion
que troublaient les folles clameurs des paons
et mes larmes
à jamais...
Soudain le claquement des livres
sur les stalles à Ténèbres
les lampes s'éteignent et c'est la nuit
sur le monde qui bascule
la fin de l'ancien héritage
la Nouvelle Attente
Flectamus genua... levate...
les dieux sont morts
Dies irae dies illa
le sang remplace l'eau du Déluge...
Un train aux lumières aveugles
franchit des forêts invisibles.
C'est un manège
et les chevaux de bois tournent encore
me ramenant sur le quai de départ
et le train glisse toujours
à jamais
vers mon premier lointain voyage...
Aujourd'hui
je suis plus âgé que ma mère.
Extrait de :
Frédéric Jacques Temple
La chasse infinie
Frontispice de Claude Viallat
éd. Jacques Brémond, 2004