Le
jeudi 16 octobre dernier, nos amis de la Maison de la Poésie de Montpellier avaient invité la Collection Po&Psy (éditions
Érès)
à venir présenter ses parutions de l'année 2014. Ce fut une très belle soirée, pleine de vitalité et de variété !
lundi, novembre 03, 2014
vendredi, octobre 17, 2014
La crise
Née en
1946, Claude Halmos est psychanalyste et écrivain.
Formée par
Jacques Lacan et Francoise Dolto, elle est aujourd'hui devenue l'une
des spécialistes reconnues de l'enfance et de la maltraitance. Elle
a exercé pendant plusieurs années dans des consultations de
pédopsychiatrie, auprès d'enfants abandonnés ou maltraités.
Connue grâce
à ses interventions sur Canal Plus et sur France info, elle répond
également aux questions de lecteurs dans le mensuel Psychologie.
Elle a
publié de nombreux livres, dont Parler c'est vivre (NIL,
1977) Dis-moi pourquoi, Parler à hauteur d'enfant (Fayard,
2012).
Elle aborde
dans son dernier livre, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?,
le thème des ravages psychologiques qu'entraîne la crise chez les
individus aujourd'hui.
Autour de ce
thème, elle aborde de nombreuses questions. Par exemple, la question
de l'éducation des jeunes défavorisés que l'école, au lieu
d'aider, ne fait que reléguer au ban de la société (un constat
fait par de plus en plus de personnes) :
« Ce
handicap aux causes multiples, l'école aurait dû aider ces jeunes à
le surmonter. Et elle aurait pu le faire si elle s'était montrée
fidèle à la promesse de l'Ecole républicaine : donner à tous
les enfants, d'où qu'ils viennent, les mêmes chances. Mais, faute
de moyens financiers et plus encore sans doute de moyens humains,
faute de projets, de perspectives claires, l'école ne l'a pas fait.
Elle ne leur a pas permis de surmonter leur handicap.
Et elle a
même souvent fait pire. Au lieu d'aider ces enfants à s'élever
socialement, au lieu de les tirer vers le haut, elle les a poussés
vers le bas. Aux « étiquettes » qui pesaient sur eux
-fils (ou fille) d'immigrés, fils (ou fille) de pauvres, de
chômeurs, etc-, elle en a, à la suite de leur échec en ses murs,
ajouté une autre ; « inapte à toute scolarité ».
Elle aborde
d'autre part une question plus controversée, celle de la suppression
de la notation à l'école :
«les
élèves souffrant moins de la notation que de la façon dont elle
est utilisée, le problème ne nous paraît pas être de leur
épargner cette notation, mais au contraire de s'en servir pour les
aider à comprendre le sens de ce type d'évaluation. A comprendre
que (nous l'avons précédemment évoqué) les notes qu'ils reçoivent
n'évaluent pas la valeur de leur personne, mais celle de leur
travail. Un travail qu'ils peuvent toujours améliorer.
Compréhension
d'autant plus importante pour eux qu'elle leur sera nécessaire,
durant toute leur existence, dans leur vie professionnelle.
Les
partisans de la suppression des notes oublient en effet que, si
l'école peut (éventuellement) se transformer, le monde du travail,
lui, a peu de chances (du moins à court terme) de changer.
Que, dans
ce monde, l'évaluation de leur travail (et qui plus est son
évaluation en termes d'avancement ou de salaire) ne sera pas
épargnée aux enfants devenus adultes. Et qu'il convient donc, pour
les y préparer, de leur apprendre, dès l'école, à y faire face.
C'est-à-dire à conserver, même si cette évaluation n'est pas
bonne, le sentiment de leur valeur. »
On a
pourtant envie de lui objecter que le monde du travail est en
profonde mutation, et n'est-ce pas l'occasion justement de repenser
le fonctionnement du système scolaire pour lutter contre ce que
Claude Halmos dénonce elle-même, le fait que certains élèves
soient systématiquement rejetés de l'Ecole et donc du monde du
travail ? Mais ceci est une vaste question.
Elle décrit
plus loin les conséquences de la crise sur les relations
parents-enfants :
« Les
parents atteints, par le biais d'une baise importante de revenus ou
du chômage, sont en effet des adultes qui, nous l'avons dit, se
dévalorisent. Atteints dans leur être social, ils ont l'impression
de ne plus être « à la hauteur ». Et cette impression
s'infiltre dans les rapports qu'ils ont avec leurs enfants.
Ils ont
l'impression de ne pas être à la hauteur des attentes de ces
enfants qui vont, pensent-ils, les comparer aux parents de leurs
copains et les trouver forcément moins bien que ces derniers.
Mais ils
ont surtout l'impression de ne pas être à la hauteur de leur tâche
éducative. »
Elle
conseille aux parents de ne pas cacher leurs inquiétudes à leurs
enfants, mais de bien souligner que la situation n'est pas désespérée
et que surtout elle est temporaire :
« Il
est important aussi que l'enfant sente que, si le chômage et les
difficultés financières sont un sujet majeur d'inquiétude, ils
n'entraînent pas pour autant la mort de la joie de vivre. C'est la
fête de mamie et on ne peut pas faire le repas que l'on aurait
souhaité ? Cela n'empêche pas de mettre sur la table la nappe
rose (bien plus jolie que la toile cirée), de lui faire de très
beaux dessins, et surtout de parler, de rire, de s'aimer...
Faire
tout cela quand on est un parent angoissé et déprimé n'est pas
facile. Mais on peut, en comprenant que c'est indispensable et en
rassemblant ses forces, y parvenir.
Et il est
d'autant plus important que les parents réussissent à le faire que
c'est aussi particulièrement bénéfique pour eux. Car, en temps de
crise comme en temps de guerre, résister permet de ne pas seulement
subir et de garder de soi une image qui aide à ne pas sombrer.
Vivre au
temps de la crise est, pour les familles, un combat. Un combat qu'il
faut gagner dans la réalité, mais aussi dans les têtes. Un combat
pour lequel ces familles auraient, plus que jamais, besoin d'aide. »
Elle
reproche alors aux psys (du moins à ceux d'entre eux qui
interviennent dans les media) de ne pas prendre la mesure du
retentissement de la crise, de ses conséquences psychologiques sur
les individus :
« Ce
silence assourdissant et généralisé sur les souffrances provoquées
par la crise économique, sur la crise psychologique qu'elle a
engendrée et qu'elle continue d'engendrer, n'a pas seulement des
conséquences individuelles. Il a aussi des conséquences politiques.
Dire à
quelqu'un (comme devraient aujourd'hui le dire publiquement les
« psys ») : « Ce n'est pas vous qui êtes
malade, c'est le monde qui l'est. Il vous fait payer sa maladie,
c'est pour cela que vous allez mal. Et si vous ne supportez pas ce
que vous avez à vivre, ce n'est pas parce que vous êtes fragile,
c'est parce que c'est invivable », c'est lui dire qu'il n'est
pas la cause de son problème. Qu'il n'a donc pas à se mépriser, à
se détester, à se considérer comme un ennemi. Qu'il ne doit pas se
laisser abattre, qu'il doit se battre. »
Elle
s'attaque, notamment, à la « psychologie positive » :
« Les
hommes et les femmes victimes de la réalité sociale de notre époque
sont aujourd'hui, comme les hommes et les femmes prisonniers des
inondations de notre exemple, confrontés à une situation réellement
dangereuse. Ils savent qu'ils peuvent être, à tout moment,
submergés. Non pas par une montée des eaux, mais par des problèmes
matériels inextricables dus à la crise.
Dès
lors, quel sens cela peut-il avoir de leur conseiller de
« positiver » leur appréhension de leur situation, d'en
chercher le bon côté ? Oserait-on demander à un enfant qui
n'aurait, pour tout goûter, qu'une tartine sans beurre ni confiture
de chercher, pour s'en réjouir, le meilleur côté de cette tartine.
Quel sens
cela peut-il avoir de les encourager à savourer l'instant ?
Peut-on savourer l'instant quand on sait que l'on risque, à tout
instant précisément, de se noyer ? »
Vous l'avez
bien compris, ce livre invite à la réflexion et au débat. Je vous
en recommande la lecture, et pourquoi pas la traduction ?
Rachel Mihault
Rachel Mihault
samedi, septembre 27, 2014
Rentrée littéraire
Viva, de Patrick Deville, est un des livres de cette Rentrée littéraire.
Patrick
Deville est un écrivain français, auteur notamment de plusieurs
trilogies. Il a reçu le prix Nomad's du
récit de voyage 2012 pour Kampuchea, et le prix du roman Fnac
2012 pour Peste et choléra.
Il dirige la MEET (Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs) de Saint-Nazaire, au sein de laquelle il a créé un prix littéraire latino-américain. Les prochaines rencontres Meeting auront lieu du 13 au 22 novembre, avec notamment plusieurs rencontres et tables rondes consacrées à la littérature latino-américaine : rencontres avec Laura Restrepo, Tomás González, Santiago Gamboa, Juan Gabriel Vásquez (Colombie), Alberto Ruy-Sánchez (Mexique) ; Journées "Pour Cortázar" ; table ronde "littérature colombienne contemporaine" ; table ronde "hommage à Gabriel García Márquez... Un très beau programme, à consulter sur
http://www.meetingsaintnazaire.com/IMG/pdf/programme-6.pdf
Il dirige la MEET (Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs) de Saint-Nazaire, au sein de laquelle il a créé un prix littéraire latino-américain. Les prochaines rencontres Meeting auront lieu du 13 au 22 novembre, avec notamment plusieurs rencontres et tables rondes consacrées à la littérature latino-américaine : rencontres avec Laura Restrepo, Tomás González, Santiago Gamboa, Juan Gabriel Vásquez (Colombie), Alberto Ruy-Sánchez (Mexique) ; Journées "Pour Cortázar" ; table ronde "littérature colombienne contemporaine" ; table ronde "hommage à Gabriel García Márquez... Un très beau programme, à consulter sur
http://www.meetingsaintnazaire.com/IMG/pdf/programme-6.pdf
Dans son
dernier livre, Viva, il retrace quelques épisodes de
l'histoire mexicaine et mondiale dans les années 1920 et 1930.
Léon
Trotsky (1879-1940) est un homme politique russe. Réfugié au
Mexique (accueilli par le président Lázaro Cárdenas grâce à
l'intervention de Diego Rivera), il fut assassiné en 1940 à Mexico
par des hommes de main de Staline.
Diego Rivera
(1886-1957) est un peintre mexicain connu pour ses célèbres
fresques murales, contant notamment de nombreuses scènes de
l'histoire du Mexique.
Frida Kahlo
(1907-1954), également artiste peintre célèbre, fut l'épouse de
Diego Rivera.
Tina Modotti
(1896-1942), Mexicaine d'origine italienne, est une photographe
rénommée.
B. Traven
(1882-1969) est l'un des pseudonymes d'un écrivain germanophone,
connu notamment pour son roman Le trésor de la sierra madre.
Malcolm
Lowry, écrivain britannique (1909-1957), est connu pour son roman
Au-dessous du volcan, où il décrit le Mexique à travers la
ville de Cuernavaca. Ce roman, en grande partie autobiographique, est
reconnu comme l'une des œuvres importantes du 20e siècle.
Antonin
Artaud (1896-1948) est un célèbre homme de théâtre français qui
a passé une partie de sa vie au Mexique.
Dans Viva,
Patrick Deville rend hommage, à sa manière, à tous ces personnages
historiques (ainsi qu'à beaucoup d'autres encore...).
« Douze
apôtres s'assemblent autour de Tina Modotti. C'est au sein de cette
petite bande que tout se joue. Que se jouent la vie et la mort du
proscrit. L'avenir de l'Art et aussi celui de la Révolution. C'est
une maison blanche ensoleillée au toit en terrasse. Une machine à
écrire, un phonographe, des fleurs dans les vases. Le jeu de la
lumière en ocelles au long des murs blancs chaulés. Sur une table,
un exemplaire d'El Machete, avec en frontispice la faucille et le
marteau.
Il est
étonnant que tous ceux-là aussi auront été vivants, assis dans la
même pièce de la maison de Tina Modotti, fumant des cigarettes.
Aucune photographie n'a été prise de la petite bande des treize,
qui compte pourtant parmi ses membres les meilleurs phonographes,
aucun tableau brossé non plus de la petite bande des treize, qui
compte pourtant parmi ses membres les plus grands peintres. Il nous
faut les imaginer un jour tous assemblés, un soir plutôt. C'est à
Mexico, au milieu des années vingt, dans cette décennie pendant
laquelle tout s'invente, le monde est neuf dans le chaos
régénérateur. C'est dix ans après l'entrée à cheval dans Mexico
du métis du Chihuahua et de l'Indien du Morelos. Zapata & Villa.
Les paysans en sarapes armés de machettes qui campent sur le zócalo
de Mexico. »
Peut-être
ce livre sera-t-il traduit en espagnol, en tout cas il (dé)montre
encore une fois les liens très forts entre le Mexique et la France.
dimanche, septembre 21, 2014
Fernando Rendón
La question radiante, de
Fernando Rendón
Éditions le temps des cerises
Una antología bilingüe español/francés que nos hace ir al grano de la
existencia: sobrevivir a la violencia con el uso de la palabra poética que no
es “una arma cargada de futuro” sino más bien hoy y en seguida salvación del
ser humano en frente de una cruel realidad. Pero la realidad es lo que hacemos:
entonces podemos escribir, decir, leer poesía, formular un mundo tierno y lleno
de fraternidad y resistir con la atadura de amistad y paz, creer en la
humanidad sensible y amable. No es un sueño: esta paréntesis en la vida
alejando por un momento lo asco de la violencia cotidiana y ciega. La
celebración del mundo, del otro, con una estructura limpia y con mucho valor
puede con su poder multiplicado por los lectores alrededor del poeta es sin
duda un regalo de tolerancia y de paz.
He aquí de nuevo, la prueba que la poesía es el germen de todas las
posibilidades y de un futuro no escrito ya en el mármol.
François Szabó
vendredi, août 22, 2014
"Tant de larmes ont coulé depuis, tantas lagrimas han corrido desde entonces" d'Alfons Cervera
Alfons Cervera est venu au Grain des Mots (Montpellier) au printemps nous parler de son écriture... Avant sa venue, j'ai tenté de lire son dernier roman traduit en français, "Tant de larmes ont coulé depuis", mais j'ai buté contre la particularité de son écriture... Je m'y suis donc reprise à deux fois pour enfin réussir à entrer dans son univers qui m'a, au final, bien emballée !
Marc Ossorguine, qui a animé cette rencontre à Montpellier, a déjà très bien dit ce que l'on peut en dire ! Voici donc l'article qu'il a publié sur son blog "Fil de lectures" et qu'il a accepté de republier ici, sur Version Libre... A la suite de son article, j'ai ajouté quelques extraits pour vous donner une idée et envie de partir en exploration !
Des voix exilées
Marc Ossorguine, qui a animé cette rencontre à Montpellier, a déjà très bien dit ce que l'on peut en dire ! Voici donc l'article qu'il a publié sur son blog "Fil de lectures" et qu'il a accepté de republier ici, sur Version Libre... A la suite de son article, j'ai ajouté quelques extraits pour vous donner une idée et envie de partir en exploration !
Des voix exilées
Voici le quatrième roman d'Alfons Cervera, l'écrivain valencien qui nous est offert, traduit en français par le fidèle et complice George Tyras. Après La couleur du crépuscule(@) et Maquis à La fosse aux ours (premiers titres du cycle de la mémoire qui comptent 5 romans), puis Ces vies-là (@) à la Contre allée, voici Tant de larmes ont coulé depuis,Tantas lágrimas han corrido desde entonces, dernier titre publié outre Pyrénées (2012).
Le principal narrateur de ce roman a émigré en France, à Orange, il y a des années et revient aujourd'hui à son village perdu dans la "Serranía valenciana", Los Yesares, pour l'enterrement de la mère de son ami Alfons. Le récit s'inscrit donc dans une certaine continuité avec le cycle de la mémoire et avec Ces vies-là et mêle présent et passé, faits réels revisités ou réinventés, voix multiples...révélant et construisant une mémoire d'aujourd'hui sur les souvenirs du passé.
"La mémoire se construit par sauts successifs, en laissant dans son récit des trous intermédiaires, comme si une solution de continuité était possible au bout du compte entre ce qui a existé pour de vrai et ce que nous imaginons."
La mémoire n'est pas du passé, rappelle Alfons Cervera, mais bien du présent, nourri d'images et de bruits du passé qui se sont fragmentés, dispersés, et dans lesquels on se perd parfois. Un labyrinthe d'incertitude toujours menacé par l'oubli et les mensonges. Une mémoire qui ne se soumet pas non plus aux récits sagement découpés et soigneusement clos que l'histoire, celle qui se dit Histoire, voudrait officialiser. Mais l'histoire s'écrit avec des vies et des morts insignifiantes. Dans cette histoire-là, celle qui s'inscrit dans les corps, les gestes, les voix, les murs, et parfois dans de tels livres, la guerre ne se finit pas toujours à la fin de la guerre et l'exil, qu'il soit politique ou économique, ne connaît pas de fin. Cela vaut que l'on vienne d'Espagne, du Maroc ou de quelque autre pays ou région du monde. Le regard des exilés sur le monde qu'ils perdent et celui qu'ils découvrent est sans doute le même, quelle que soit la couleur de leur peau ou la géographie de leur exil.
Au fil du récit, plusieurs voix se croisent, se font écho et parfois se brouillent. Le lecteur n'est plus trop sûr de qui parle à chaque instant, mais cela importe au fond assez peu. Des voix parlent. Des mots se font entendre, souvent hésitants, fragmentaires, parfois confus, parfois redondants. Mais petit à petit, un puzzle précis d'impressions, de douleurs et de colères, de renoncements et d'espoirs, se compose et nous permet de comprendre un peu mieux le passé et l'histoire de tous ces exilés qui vivent parmi nous et parmi lesquels nous vivons. Ces exilés que nous sommes peut-être aussi, comme tout humain, au fond.
Tant de larmes ont coulé depuis est donc un livre sur l'exil et la mémoire, mais pas seulement. C'est aussi un livre qui s'écrit un peu devant nous et où l'auteur-narrateur nous fait part de ses réflexions sur la mémoire et l'exil, sur l'écriture qui pourrait dire cette mémoire destinée au silence et à l'oubli. Avec la poésie d'une langue simple et profondément riche, Alfons Cervera nous propose un texte qui est aussi une manière d'essai dont les dimensions historiques, poétiques, littéraires et philosophiques, voire sociologiques, ne sont pas "incompatibles", pour une fois. Au fil des pages, les passages que l'ont recopie ou que l'on met en évidence d'un trait de crayon se multiplient, et nombre de phrases et d'images résonnent encore une fois le livre refermé. Notre mémoire du livre se construit en se mêlant à nous, nous construit par la part d'incertitude qu'il a fait naître en nous par la découverte de ces destins oubliés, méprisés, croisés chaque jour mais rarement rencontrés.
C'est sans doute cela que l'on attend d'un écrivain et d'un livre : qu'il nous révèle une partie du monde que nous ne savions voir et que nous commençons à comprendre, sans forcément chercher à l'expliquer. Une rencontre qui contribue aussi à nous changer et à faire de nous ce que nous sommes et serons demain.
Un livre, une œuvre et une voix à découvrir si ce n'est déjà fait.
Alors que nous attendons la publication de La nuit immobile, 3e volume du "cycle de la mémoire", signalons qu'en Espagne, l'ensemble de ce cycle a été réuni en un seul volume sous le titre Las voces fugitives. On y trouve donc La color del crepúsculo, Maquis, La noche inmóvil, La sombra del cielo et Aquel invierno, le tout précédé d'une préface de Georges Tyras, le traducteur français de l’œuvre de Cervera.
Marc Ossorguine
Pour partager un peu de cette sorte d'ovni littéraire, voici quelques extraits choisis...
PP
24-25
« Lorsque
je suis arrivé en France, avec mes parents, à peine âgé de neuf
ans, je ne savais pas qui était Miguel Hernandez, ni que bien des
années plus tard je serais dans les journaux et à la télévision
avec le visage apeuré d'un enfant qui n'était pas moi mais qui me
ressemblait beaucoup. Sauf pour la couleur de la peau, pour tout le
reste nous étions pareils, l'enfant des journaux et moi, lorsqu'on
est arrivé à Orange. Le vieux cinéma du village est à présent
une ruine envahie par les herbes en décomposition et les cadavres
d'oiseaux. Une barrière de fer rouillé, les murs pleins de
crevasses provoquées par les pelles mécaniques, la petite scène
enterrée de façon obscène sous les gravats. J'ignore la raison de
cette ruine. Ce que je sais, c'est que le regard de l'enfant dont la
photo paraît dans les journaux et celui qui se perdait derrière le
photographe inconnu dans une gare de France il y a cinquante ans sont
pareils. Tous deux présentent la même brillance éteinte, l même
tristesse et le même désarroi. La même peur. »
PP
87-88
« Plus
tard, des années plus tard, j'ai compris que personne n'est à
jamais du même endroit, que les lieux, nous les portons en nous,
avec les gens qui les habitent, et que nous nous construisons peu à
peu avec les lambeaux de tout ce que nous trouvons sur notre chemin,
que grand-mère Delmira avait raison ou avait du moins la raison que
toujours recèlent les mots parfois inexplicables de la folie. Dès
notre arrivée à Orange commença à s'imposer la conviction que,
quel qu'allait être notre destin sur ces terres étrangères où
nous débarquions pour vaincre la faim, il n'y aurait pas de retour,
ni à Los Yesares ni nulle part ailleurs. Le voyage débutait avec
cette photo anonyme à la gare, avec ma mère et moi penché à la
fenêtre les yeux emplis d'appréhension, et il n'est pas achevé, si
longtemps après, au moment où, d'ici peu, j'empoignerai le cercueil
de Teresa avec Miguel, Lucio et David Catarro, et que nous le
porterons sur nos épaules pour gravir les marches qui conduisent au
parvis de l'église. J'ignore si le temps existe ou pas, comme le
soutenait Gerardo à Manuel le boulanger pendant les soirées de
répétition du Don Juan Tenorio, mais je sais qu'il disparaît dans
les replis de l'exil, de tous les exils, aussi bien celui qui
conduisit le père anarchiste de Roman en France que celui qui nous
arracha à Los Yesares, bien des années plus tard, pour ne pas
mourir de faim. »
PP
109-110
« Il
faisait froid et un mistral dur et parcimonieux, qui poussait des
amas de feuilles humides, soufflait vers la place Lucien Larroyenne.
Il était midi, un carré de soleil réunissait un groupe de jeunes
maghrébins derrière la Comédie. J'appelais Aurora de mon
portable : Je t'appelle d'ici, je lui dis. C'est où ça, ici ?
Eh bien, mais à Orange, où veux-tu que ce soit. Aurora vivait à
Orange il y a de nombreuses années et elle y a eu un fiancé
français qui s'appelait François. La mémoire a toujours un lieu de
référence. Il est impossible de se souvenir depuis nulle part. Le
temps commence à s'écouler en titubant, comme s'il suivait des
chemins de terre et qu'il soit aveuglé par la poussière. Marcher à
l'aveuglette dans le temps. Parfois je me dis que la mémoire, c'est
cela, chercher comme par instinct ce qu'il y a eu auparavant, cet
endroit envahi de brume d'où nous nous sommes échappés une fois
pour trouver une issue qui ne sera jamais celle que nous attendions.
Le fiancé d'Aurora se prénommait François et l'été, il allait
lui rendre visite à Los Yesares, quand elle et ses parents avaient
quitté Orange sans espoir de retour à leur maison du boulevard
Edouard Daladier, tout près de là où nous vivions, nous. Des gens
rentrent à La Agricola, ils viennent à l'enterrement. Le froid de
Los Yesares est semblable à celui de la maison du canal, semblable
aussi le calme, cette lenteur qui est parfois plus propre à la vie
qu'à la mort. Un silence étrange s'est soudain emparé de la rue.
Nous avons commencé à parler chez Teresa et Aurora poursuit la
remémoration de ses fiancés français et des fenêtres om se
reflétait une jeune femme avec un visage de vieille. De temps en
temps elle regarde Marie-Pierre et c'est comme si elle retournait aux
jours d'été à Orange, à Caderousse, aux chansons de Johnny
Hallyday et Françoise Hardy. Un jour j'ai vu François au Café des
Glaces et il m'a dit que les étés à Los Yesares, c'était fini. La
vie, c'est la vie, parfois elle réunit les gens et d'autres fois
elle leur fait prendre des routes diférentes. »
mercredi, août 20, 2014
"La Meute des honnêtes gens" de Laurence Biberfeld
…
ou
comment, quelle que soit l'époque, les victimes sont les coupables idéaux...
L'indéniable charme de ce roman, c'est son écriture précise,
truffée d'expressions occitanes et de riches descriptions visuelles
et olfactives de ces paysages cévenols à la fois foisonnants et arides. C'est aussi ses décorticages des sentiments et des émotions complexes qui sont ressentis par des protagonistes simples et bien trop souvent
invisibles... Bref, ce livre est de ceux qui, une fois refermés, continuent à vivre en moi !
L'auteure
de ce roman percutant, Laurence Biberfeld, vit au Vigan, dans les
Cévennes, où elle a choisi de situer l'action de cette histoire
ciselée...
« Lazare
Volquès, filateur cévenol fortuné, est retrouvé égorgé au bord
de la rivière bordant sa magnanerie un été où la chaleur rend
folles les fileuses qu’il exploite. De ce XIXe siècle, on sait les
conditions de vie de la basse main-d’œuvre, pléthorique et
hiérarchisée, les bagnes d’enfants où croupissent des graines
que personne ne veut voir pousser… Et, partout, la peur de voir
déborder les trimards et les bâtards des cages où on les fait
boulonner. Un gros siècle plus tard, un descendant de Lazare, Gérard
Volquès, maire du village, est découvert pareillement tranché
d’une oreille à l’autre, gisant au bord de la même rivière.
Quelle que soit l’époque, les fautifs naturels sont toujours
domestiques, ouvriers, femmes adultères, cloches, manouches ou
squatteurs. Et toujours, juchée sur le barreau le plus bas de
l’échelle sociale, c’est la meute des honnêtes gens qui
bastonne bravement les damnés, les déchus et les pauvres qui
relèvent la tête. Qui expliquera ces meurtres ? »
…
c'est
ce qu'en disent ses éditeurs, les
Editions Au-delà du raisonnable, qui déclarent qu'ils ont
« choisi
de raconter la face noire du monde et de son histoire, [parce que]
tout en nous divertissant de notre nombril, elle éclaire nos
consciences. »
Ils disent aussi de cette auteure :
« Laurence
Biberfeld est née en 1960 à Toulouse. Ayant pris son vol très tôt
pour se fracasser contre le pavé le plus proche, elle exerce pendant
quelques années divers sous-métiers avant de passer son
baccalauréat en candidat libre, puis le concours d’instit en 1980.
Elle fait ce métier dix-huit ans, puis décide d’arrêter de
gagner sa vie pour écrire et dessiner à plein temps. »
Pour
en savoir plus sur cette auteure à découvrir, vous pouvez aussi
aller visiter son
site personnel qui est très généreux !
Voici
quelques extraits...
PP.
42-43
« Les
odeurs de l'été lui arrivaient en touffes, elles giclaient dans la
cellule, glissaient contre les murs humides et s'affalaient par
terre. L'odeur des buis, enivrante, et celle des pins, l'odeur lourde
et sucré d'un noyer, l'odeur de miel du lierre et des gaillets.
L'odeur soûlante du thym, l'odeur violente et tenace de la rue.
L'odeur légère et fine des ronces et des églantiers. Il sourit.
Les colons puaient. Ils puaient la merde, la sueur liquide sur des
couches de sueur sèche, les gras cristaux dans les poils, le sperme
séché, le suint des cheveux rasés. Leurs pieds puaient
désespérément au fond de leurs sabots, puaient comme le pelage
mouillé des vieux chiens. Leurs bouches puaient les dents gâtées,
la faim, encore et toujours. Ils puaient la pisse, surtout les plus
petits. »
P.53
« A
partir de là, ils longèrent les Cévennes. Une pelisse de forêt
mangea les affleurements de calcaire, déployant de grandes masses
grises, vert sombre, vert argenté. Le ciel se couvrit d'une taie de
plomb. Après Ganges, la montagne se referma sur eux. La roche,
parfois, se dressait en falaises tortueuses et bleues, en plissements
contrariés qui surplombaient le bus minuscule. La route, longeant
l'Hérault gonflé par les grosses pluies de la fin de l'hiver,
serpentait le long d'abrupts impénétrables. Dans la vallée, quand
elle s'élargissait, sur les faïsses qui épousaient les courbes des
pentes, ils voyaient scintiller les feuillages des oliviers secoués
par le vent. Peu avant Saint-Julien-de-la-Nef, le calcaire laissa
brusquement la place aux schistes, le paysage s'assombrit davantage
avec les affleurements ardoisés. La châtaigneraie encore nue
s'imbriquait dans le moutonnement foncé des buis et des kermès. De
temps en temps, la coulée sombre d'une cédraie fendait un taillis
coriace, cendré. De longs bâtiments à l'abandon se dressaient le
long de la rivière, montrant leurs vastes fenêtres crevées.
-
Des filatures, expliqua fièrement le chauffeur. »
PP.
215-217
« Cela
ne servirait à rien. La gosse s'était résignée, elle ne luttait
plus. Il pensa au Quinsou, à sa propre enfance encore vivace en lui.
Il fallait avoir la hargne de vivre chevillée au corps pour
s'accrocher à l'existence quand on n'était rien pour personne.
Cette gamine aurait pu être sauvée si elle avait eu la moindre
importance. Mais elle passait après les semailles, après l'agnelage
et les labours, après la taille, après le repos. Des enfants !
Il en poussait par grappes dans les ventres, partout, en toutes
saisons. Leurs bras ne devenaient utiles qu'au bout de longues
années, pendant lesquelles il fallait les nourrir comme des tiques,
comme des chancres. Des enfants ! Qui en voulait ? (…)
Il
travailla tout le jour, ne laissant jamais sortir Brilheta de son
champ visuel. La petite lui faisait toucher du doigt à quel point le
bagne des enfants excédait les murs des colonies, les portes des
fabriques et des mines. Ils étaient jetés à profusion dans ces
troupeaux d'humains féroces et cupides qui les foulaient comme une
meule le grain ou les olives. Mais le besoin d'aimer n'était-il
vivace que chez les enfants ? Il haïssait les hommes de tout
son cœur. Il les trouvait laids, sans lumière, rampants, immergés
dans la lourdeur de leur viande et de la terre ou de l'argent, plus
bornés que leurs champs et leurs demeures jalousement défendues. Ma
était ainsi, comme les gardiens, comme Marques. Cette lourdeur qui
obscurcissait les humains, il la devinait déjà chez la plupart des
colons. Et ceux qui ne la possédait pas et restaient transparents et
légers, comme le Quinsou, comme Brilheta...
Ils
mourraient.
Et
lui ? C'était sa haine qui le faisait vivre, elle était comme
une flamme rouge et bleue qui se nourrissait d'elle-même. Elle ne
cessait de grandir. Sa haine lui faisait aimer les humains-oiseaux,
les humains de brise et d'eau. Ils étaient partout, rares et
dispersés, des cadeaux que la vie lui faisait de loin en loin. »
P.
260
« Lazare
Volques avait été retrouvé assassiné à la même époque, au même
endroit et de la même façon que son arrière-petit-neveu cent six
ans plus tard. Contrairement à la plupart de ses collègues,
Jean-Paul Zaczek croyait au hasard et aux coïncidences. Mais il
n'était pas ennemi pour autant des liens de causalité.
L'acharnement pour se débarrasser des squatteurs pouvait
s'expliquait par ces obsessions fédératrices qui permettent à des
petits groupes humains débordés, culturellement appauvris et en
autodéfense de consolider une identité commune autour de haines
communes. Mais ce sinistre penchant collectif pouvait avoir été
suscité et entretenu à des fins crapuleuses. L'Histoire, la grande,
était bondée de ce type de manipulations.
Zaczek,
en bon scientifique, élaborait des hypothèses, dont il s'efforçait
ensuite de démontrer ou d'infirmer la véracité. Il partit du
principe que sous ces manifestations de rejet se dissimulaient
vraiment des mobiles crapuleux. Pourquoi faire partir les
squatteurs ? Cela pouvait avoir un rapport avec les squatteurs
eux-mêmes, ou seulement un ou plusieurs d'entre eux.
Ou
alors, il s'agissait du lieu. De la filature, ou de la magnanerie. Ou
des deux. De quelque chose qui se trouvait dans l'un ou l'autre des
bâtiments, et qui serait devenu inaccessible à cause de la présence
des squatteurs. Alors on en revenait au maire et à son adjoint, car
tous les témoignages concordaient : les plus acharnés contre
les squatteurs étaient ces deux-là. »
lundi, juillet 28, 2014
Rencontre à Sète
Quel
bon moment nous avons passé le vendredi 25 juillet dernier.
Nous
avons assisté à la rencontre avec Manuel Vilas, Ana Rossetti
et Piedad Bonnett, présentée par Patricio Sánchez dans le cadre du
festival Voix vives de la Méditerranée à Sète.
et Piedad Bonnett, présentée par Patricio Sánchez dans le cadre du
festival Voix vives de la Méditerranée à Sète.
Voici
une petite présentation :
Né
en 1962, Manuel Vilas est un poète et romancier espagnol. Nous vous
invitons à découvrir ses romans :
El
luminoso regalo (Alfaguara, 2013)
Los
inmortales (Alfaguara,2012)
Aire
Nuestro (Alfaguara, 2009)
España
(DVD,2008 ; Punto de Lectura, 2012)
et
ses recueils de poésie :
Gran
Vilas (XXXIII Prix Ciudad de Melilla, Visor, 2012)
Amor.
poesía reunida, 1988-2010 (Visor, 2010)
Calor
(VI Prix Fray Luis de León, Visor, 2008)
Resurrección
(XV Prix Jaime Gil de Biedma, Visor, 2005)
El
Cielo (DVD, 2000)
Née
en 1950, Ana Rossetti est une auteure espagnole prolifique. Nous vous
invitons à découvrir notamment :
Los
devaneos de Erato, 1980, Prix Gules
Yesterday,
1988
Apuntes
de ciudades 1990
Punto
umbrío, 1996
La
nota del blues 1996
Ciudad
irrenunciable 1998
La
ordenación: retrospectiva (1980-2004), 2004
Llenar
tu nombre, 2008.
El
mapa de la espera, 2010
Plumas de España, 1988
Prendas íntimas 1989, relatos eróticos
Hasta mañana, Elena 1990
Alevosías, 1991,Prix La Sonrisa Vertical de Novela Erótica Mentiras de papel 1994
Una mano de santos, 1997
El antagonista, 1999
Recuento. Cuentos Completos, 2001
El aprendizaje personal, 2001
El botón de oro 2003
(romans)
Née en 1951,
Piedad Bonnett est une poétesse et dramaturge colombienne. Elle a
notamment reçu le Prix National de Poésie en Colombie en 1994. Nous
vous invitons à lire :
De Círculo y Ceniza, 1989
Gato por liebre, 1991
Nadie en casa, 1994
El hilo de los días, 1995
Ese animal triste, 1996
Que muerde el aire afuera, 1997
Se arrienda pieza,
Sanseacabó,
No es más que la vida, 1988
Todos los amantes son guerreros,
1998
Después de todo, 2001
Imaginación y oficio, 2003
Para otros es el cielo, 2004
Siempre fue invierno, 2007
Los privilegios del olvido, 2008
Las herencias, 2008
Las tretas del débil, 2008
et à consulter son site :
Pour vous
donner envie d'en découvrir davantage, voici l'un des poèmes (de Piedad Bonnett) lus
lors de cette rencontre :
LAZOS DE SANGRE
Atrévete
salta
al vacío mírale
los
ojos al hermano a la hermana su hiel mansa
oye
al
hijo entre su nube de rencores
al
padre
y
su silencio como piedra ardiente
y
el reproche
del
marido a la esposa
refinada
mordedura del tedio y el eterno
balanceo
del odio
ah
la familia
siente
cómo
su amor comete sus destrozos
cómo
mastica a secas tus tripas
se
envenena
con
la sangre que dentro de ti silba
como
un río que baja con su carga de piedras
Découvrez
également l'oeuvre poétique du présentateur du jour, Patricio
Sánchez, notamment ses deux derniers recueils publiés :
Le parapluie
rouge, éd. Domens, 2011
Terre de feu
; Nuages, éd. Domens, 2013
N'oublions
pas de remercier la traductrice et le lecteur qui ont accompagné
cette rencontre sous le soleil de Sète.
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