mardi, octobre 06, 2015

"Este muerto, no lo cargo yo" de María Clara Rueda (Colombie)

 
 
Il n'y a pas beaucoup d'auteurs colombiens publiés en Europe, et encore moins d'auteures colombiennes ! Alors quand l'une d'entre elle apparaît dans le paysage - en Espagne donc -, on est curieux ! Enfin, moi je suis curieuse…
Voilà donc un autre des romans que j'ai emmenés cet été dans mes bagages à la plage !


L'éditeur Alrevés le présente ainsi :

« Diego Almeida n'est pas courageux.
C'est un gars ordinaire. Ou il l'était. Il a cessé de l'être le jour où il a accepté l'invitation d'un type à cuver chez lui une cuite monumentale. Ce jour-là, le monde lui est tombé dessus. Ou bien a fini de lui tomber dessus parce que, avant, déjà, ça prenait l'eau. Mais même comme ça, s'il devait s'avancer, s'il devait choisir entre les nombreux moments les plus désastreux de son infortuné passé, sans hésitation c'est ce jour-là qu'il désignerait comme celui où l'enfer a commencé.
Et Almeida n'est pas bien préparé : avocat d'affaires (au chômage), indécrottable pantin (selon sa mère) et amant passable (selon lui-même), Diego n'a jamais vu de sa vie une livraison de coke, ne sait rien du tout de la traite des blanches et n'a jamais jamais assassiné personne.
Dans cette mauvaise passe, il va devoir apprendre - et vite ! - à se débarrasser des cadavres qui commencent à embaumer sérieusement, à en fabriquer d'autres avant que les vivants n'en finissent avec lui, et à sauver sa peau sans pouvoir faire confiance à quiconque. Pour cela, il dispose de l'élasticité remarquable de ses scrupules et d'une absurde et pathétique incapacité à croire en sa malchance.
« Misérablement drôle, parfois extravagant et non exempt d'une certaine tendresse – de celle que réveillent les protagonistes toujours perdants et incurables -, et, en prime, délicieusement écrit. » Ricardo Bosque »


De mon point de vue, ceci est un livre qui se lit comme on mange un paquet de bons bicuits. Le héro est un grand naïf au fond, et surtout un incurable jouisseur ! Là où l'intrigue pourrait lui permettre de trouver du repos en faisant profil bas, il repart dans les excès de luxure qui l'ont pourtant mené à sa perte… On le suit un peu comme on suit un Pierre Richard dans un film des années soixante-dix ou quatre-vingt ! Et ça bouge, ça se passe à Madrid, mais on ne reste jamais longtemps au même endroit, il y a de l'action ! C'est une sorte de polar burlesque.


Pour vous mettre en appétit, voici quelques extraits en Version Libre (traduction L. Holvoet donc) !
P. 16
« Pour laver leur honneur, les mauvais payeurs comme Diego Almeida n'ont pas d'autre solution que de s'acquitter jusqu'à la dernière de toutes leurs dettes infamantes. Mais, merde, comment Almeida va-t-il payer ce qu'il doit s'il doit sept fois plus qu'il ne possède ?
Hein ! Comment ?
Pour la énième fois, il refit la liste de ses biens terrestres : il avait cinquante euros en poche ; à l'appartement, cachés dans une taie d'oreiller, deux-cent-trente-cinq de plus ; il avait aussi un mobile, un stylo et deux semaines de répit hors de chez lui. Et toute une vie pour comprendre, putain !, comment il en était arrivé là…
Le stylo, c'était un Monblanc, sans doute son bien le plus précieux, l'unique objet de valeur qui avait survécu à la débâcle. Le mobile, c'était un truc de plus de deux ans, mais avec caméra, Tétris, Solitaire, carnet d'adresses et agenda. Et c'est tout.
Dix ans de travail partis en fumée.
Ce qui lui avait fait le plus mal c'est qu'ils lui avaient embarqué la télé, une Bang & Olufsen qui lui avait coûté un bras – noire, plate, plasma, accrochée au mur, douze commandes, les enfants de salop ! -, et sa collection de films, toute sa collection, du premier au dernier DVD : westerns, Hitchcock, pornos… Argh ! Qu'on vienne donc lui dire quel est le putain de banquier qui a maintenant tous ses pornos et ses John Waynes !
Respirer profondément.
Mesurer le mal.
Éviter la panique.
Pour la millième fois, il contempla les options qui lui restaient :
Option numéro un : il pouvait rentrer en Colombie, bénéficier du plan d'aide au retour, toucher l'indemnité de chômage – quarante pour cent ici, soixante pour cent là-bas – et ouvrir un cabinet d'avocat à Bogotá.
Ah !
Option numéro deux : il pouvait appeler Isabel, baiser avec elle sur le lit qui était encore le sien, et attendre un miracle.
Hummmm…
Option numéro trois : il pouvait se jeter par la fenêtre et en finir avec toutes ces merdes en essayant au passage de s'écraser sur l'une des BMW qui continuaient à se garer en bas. L'option numéro trois pouvait être combinée avec la numéro deux – excepté pour la partie miracle -, ce qui la rendait infiniment plus attractive. Infiniment.
Il découvrit qu'au fil des jours l'option numéro trois avait gagné en consistance et perdu de son caractère repoussant. Pour la première fois, l'idée ne lui paraissait plus ni effrayante ni grotesque. C'était une option, tout simplement, comme les deux autres. Moins désespérée que la première et moins optimiste que la deuxième. »
P. 40
« Avec une boîte contenant cent cinquante mille euros dans l'armoire…
(…)
Cent cinquante mille euros…
Il n'allait pas y toucher. Il ne manquerait plus que ça.
Bien sûr qu'il allait y toucher, qui s'en rendrait compte? Prenons, disons, deux milles, ranger la boîte…
Non !
Mille ?
S'il te plaît !
Il prit mille.
Si Materile ne s'en rendait pas compte, il le lui dirait. C'était un emprunt qu'il faisait. Ce n'était pas un vol. Il ne volait pas. Et encore moins un gars comme Materile, son ami d'enfance, son putain d'ami mouillé dans dieu sait quel merdier. Sans aller plus loin, il avait chez lui déjà de quoi en rembourser une partie. Bon. Une partie.
Mille. A quoi servent les amis ? « J » lui-même l'avait dit. Il avait besoin de vêtements. Il n'allait pas perdre sa première cliente faute de vêtement. Et il ne pouvait pas aller chez lui pour ramener des affaires car sinon il ramènerait aussi le pingouin qui viendrait bousiller sa nouvelle vie ! Qui donc donnerait du boulot à un avocat chaperonné, hein ?
Mille euros. Pour se relancer. »
P. 43
« Pour six-cents euros, il laissa sa veste au pressing – il avait payé le triple du prix pour la récupérer en quatre heure -, il acheta une chemise et un pantalon, il améliora le tableau en empruntant les chaussures Hermès du gars et il invita Isabel à déjeuner.
Isabel. Enfin.
Cela faisait deux semaines qu'il ne l'avait pas vue. Il commençait à ressentir des picotements sur la peau, à éprouver des difficultés à trouver le sommeil et un manque d'appétit… Le syndrome de l'abstinence. Mais sans fric en poche, pas de remède pour lui sur cette terre. Comme tous les vices, Isabelle avait un coût. Ah, comme ça lui coûtait de ne pas l'avoir près de lui ! Comme ça lui coûtait…
Son besoin d'Isabel ne connaissait ni limite ni répit : c'était une soif impitoyable, exigeante, incisive. Et c'était une soif compliquée. Il était presque sûr de l'aimer, même si ce n'était pas vraiment ça l'important. Ce qui était important, c'est qu'il ne pouvait pas, ne voulait pas vivre sans elle. Isabel était comme ses chemises Armani : un luxe auquel il n'avait pas fini de s'habituer. »
P. 101
« Dans la vie d'un détective privé, il n'y a pas de place pour les doutes. Les doutes, c'est pour les autres. Que les avocats apprennent à vivre avec. Les détectives, eux, sont sur terre pour tout éclaircir, pour tout renifler, pour tout dévoiler. Il gara la Fiat à trois mètres de l'immeuble d'Isabel et se mit à attendre. Sans hamburger ni sauce. Avec des lunettes de soleil. Professionnel. Les lunettes, il y était déjà habitué : il les portait jour et nuit depuis le jour de la cuite, par pudeur. Cette fois-ci, il les avait mises pour se déguiser, mais il doutait de leur utilité : Isabel était génétiquement incapable de s'intéresser à un conducteur de Fiat Punto.
Il commença à monter la garde à sept heures.
A huit heures, il avait examiné tous les CD d'Ignacio. Il n'en aimait aucun. Ignacio était resté jeune : tout ceux qu'il avait avaient été composés après 1996. Almeida, lui, n'écoutait jamais rien ayant vu le jour après 1987.
A neuf heures, il découvrit qu'il avait besoin de pisser. Ah... Le grand problème. Comment les détectives le résolvent-ils en vrai ? Il regarda de part et d'autre : des murs blancs, une rue éclairée, des cafteurs partout. Impossible de se soulager dans ce quartier. Il s'efforça de penser à autre chose.
Dans la boîte à gants, il trouva un paquet de cigarettes. Almeida avait arrêté de fumer depuis quatre ans, mais il considéra que la situation méritait bien une clope. Ou deux. Ou une vie entière de clopes, et merde !
A onze heures, il les vit entrer. Il était tôt. Ils venaient prendre le dessert à la maison. Un homme de son âge, plus ou moins, mais mieux coiffé, mieux habillé et dans une plus belle voiture : une BMW bleu foncé qu'il laissa juste devant l'immeuble. Une BMW presque noire, de laquelle ils sortirent, lui et Isabel, très contents.
Avant d'entrer dans l'immeuble, Isabel prit l'homme par le bras. Comme un parapluie. Son parapluie.
Almeida savait comment elle se sentait : légère et tendre. »


P. 155
« Derrière le zinc, étonnamment propre et brillant, German le Cubain officie. Entouré de bouteilles et de carafes de toutes formes et de toutes tailles, aussi étincelantes que le zinc du bar, German est capable de préparer les meilleurs cocktails du monde dans le bar le mieux pourvu de toute l'Espagne, au beau milieu d'une cave pourrie.
C'est un alchimiste du bonheur le Cubain, le seul homme heureux de l'Amparo, le seul qui n'a pas compris que l'Amparo partait en couille. Je ne sais pas si c'est un crétin ou un saint, mais c'est un génie. Il ne fait pas de plan, comme Gardel au-dessus, en esquivant la crasse et la tristesse : il n'a pas besoin de ça. German ne voit pas la décadence, la ruine se dérobe à lui. Le bar se met à briller dès on l'approche et l'idée d'être indéfiniment heureux paraît alors presque accessible. Une happy hour près de lui, ça ne sonne pas comme de la propagande, ça sonne comme un miracle. Il suffit d'un de ses tours de poignet, du son de la glace dans le shaker, d'une giclée argentée emplissant un verre poli, et le prodige se produit : tu pars à Cuba.
L'odeur de vomi disparaît comme par enchantement, l'endroit commence à sentir la mer, le poisson et la menthe. L'Amparo s'évapore. Sans me demander ce que je voulais ni me laisser le temps de m'égarer dans la liste interminable des cocktails proposés, German me prépara le meilleur mojito que j'ai jamais goûté de ma vie, en fredonnant doucement et avec plaisir « Bésame mucho ». Il n'aurait rien pu m'offrir de mieux. »
P. 184
« Sur la Gran Via, je suis entré dans le premier restaurant que j'ai trouvé. J'ai commandé un hamburger pour passer le temps en attendant que la peur et la honte me quittent. Je ne sais pas laquelle des deux me faisait le plus mal.
Quand ils me sont tombés dessus, ma virilité s'était déjà barrée. La virilité, cette institution si sympa que nous, les hispanophones, essayons de maintenir en vie à coup de massages cardiaques, de respirations artificielles et de paires de baffes sur nos femmes. Pas moi, évidemment. Les autres hispanophones : les incorrigibles romantiques. Pour moi, c'est une bénédiction d'être né de ce côté du Rubicon : je n'ai jamais tué une blatte, je ne déboucherai jamais les toilettes tant que je vivrai, je ne porte pas les valises gratuitement, je ne cède jamais ma place, la moustache ne me va pas, et tout ce qui me passe par la tête au sujet des culs et des nichons que je croise, je le garde pour moi. La virilité, ce n'est pas mon truc. »

« Este muerto, no le cargo yo » de María Clara Rueda, Alrevés Editorial, 2015, 242 p.
A noter que Sophie Savary, agent littéraire est votre interlocutrice pour négocier les droits pour la France...

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