Il
y a presque deux ans mourait un poète pour moi essentiel, Juan
Gelman. Il avait voulu que ses cendres soient répandues dans un
petit village mexicain, Nepantla, le village même où naquit la
première grande voix féminine de la poésie latino américaine, Sor
Juana Ines de la Cruz. Peu de temps après le poète Jacques Ancet,
qui fut son traducteur, a écrit ce petit recueil qui lui rend
hommage : «La lumière et les cendres, milonga pour Juan
Gelman ». Ce texte est présenté dans une version bilingue et
c’est Rodolfo Alonso, poète et ami de Juan Gelman qui a traduit
les poèmes de Jacques Ancet.
Les
voix du poète français et du poète argentin non seulement se font
écho mais elles se mêlent en utilisant, pour parler de lui, les
mots et le phrasé de Juan Gelman. Ce sont des mots sans fard, des
mots qui disent l’absence, la présence dans l’absence, des
choses essentielles que nous ressentons quand nous sommes confrontés
à la mort, au vide, à l’absence à jamais :
Et
maintenant maintenant
quelle
main va le conduire
celle
du jour se retire
celle
de la nuit s’avance
mais
ce n’est pas une main
un
trou peut-être une bouche
noire
qui dit maintenant
Y
ahora ahora ahora
qué
mano va a conducirlo
la
del día se retira
avanza
la de la noche
pero
no es una mano
un
aujero acaso boca
negra
que dice ahora
Comment
comprendre le noir
on
a vu tomber le jour
si
vite qu’on n’a pas su
qu’il
n’était plus là quelqu’un
s’est
un peu raclé la gorge
on
le cherchait mais trop tard
la
nuit était trop obscure
Cómo
comprender lo negro
se
ha visto caer el día
tan
veloz que no supimos
que
ya no estaba allí alguien
se
aclaró algo la garganta
lo
buscamos ya muy tarde
Seuls
les mots du poète peuvent, en la nommant, adoucir la douleur de la
perte et nous permettent de continuer à vivre :
On
n’y compte plus pourtant
la
lumière revient touche
chaque
objet de son feu pâle
on
se dit c’est lui peut-être
mais
comment peut-on savoir
ouverte
la main se crispe
se
referme sur le jour
No
más cuenta sin embargo
la
claridad vuelve toca
todo
objeto su arder pálido
nos
decimos quizá que
es
él mas cómo saberlo
la
mano abierta se crispa
y
se cierra sobre el día
Et
soudain Juan Gelman est là, absent- présent, son regard, sa
douceur, le son de sa voix :
Soudain
il a un visage
on
voit les yeux les pommettes
la
moustache le sourire
on
entre dans la tendresse
de
sa voix ses éclats
ses
cassures on l’a dans la sienne
on
dit où t’es-tu caché
de
improviso tiene un rostro
se
ven los ojos los pómulos
el
bigote la sonrisa
entra
uno en la ternura
de
su voz en sus fulgores
sus
quiebres está en la suya
dice
adónde te escondiste
Et,
au rythme balancé de la milonga, la parole du poète demeure,
éternellement vivante et combative :
Ouvrez
grandes les fenêtres
pour
que le ciel puisse entrer
le
feu des chevaux du monde
mes
amis aux bouches pleines
d’orangers
doux compagnons
faites
entrer la tourterelle
aux
ailes pleines de sang
del
todo abran las ventanas
para
hacer entrar el cielo
caballos
del mundo ardiendo
amigos
de bocas llenas
de
naranjos compañeros
que
entre la tortolica
con
alas llenas de sangre
Un
petit livre donc, par son format, mais un livre rare et le plus bel
hommage que l’on pouvait rendre à cette grande voix.
Françoise Jarrousse
Françoise Jarrousse
« La lumière et les
Cendres , milonga pour Juan Gelman » de Jacques Ancet Editions
Caractères 2014
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