mardi, octobre 20, 2015

Un petit livre précieux : "La lumière et les Cendres, milonga pour Juan Gelman" de Jacques Ancet


 

Il y a presque deux ans mourait un poète pour moi essentiel, Juan Gelman. Il avait voulu que ses cendres soient répandues dans un petit village mexicain, Nepantla, le village même où naquit la première grande voix féminine de la poésie latino américaine, Sor Juana Ines de la Cruz. Peu de temps après le poète Jacques Ancet, qui fut son traducteur, a écrit ce petit recueil qui lui rend hommage : «La lumière et les cendres, milonga pour Juan Gelman ». Ce texte est présenté dans une version bilingue et c’est Rodolfo Alonso, poète et ami de Juan Gelman qui a traduit les poèmes de Jacques Ancet.

Les voix du poète français et du poète argentin non seulement se font écho mais elles se mêlent en utilisant, pour parler de lui, les mots et le phrasé de Juan Gelman. Ce sont des mots sans fard, des mots qui disent l’absence, la présence dans l’absence, des choses essentielles que nous ressentons quand nous sommes confrontés à la mort, au vide, à l’absence à jamais :


Et maintenant maintenant
quelle main va le conduire
celle du jour se retire
celle de la nuit s’avance
mais ce n’est pas une main
un trou peut-être une bouche
noire qui dit maintenant
Y ahora ahora ahora
qué mano va a conducirlo
la del día se retira
avanza la de la noche
pero no es una mano
un aujero acaso boca
negra que dice ahora


Comment comprendre le noir
on a vu tomber le jour
si vite qu’on n’a pas su
qu’il n’était plus là quelqu’un
s’est un peu raclé la gorge
on le cherchait mais trop tard
la nuit était trop obscure
Cómo comprender lo negro
se ha visto caer el día
tan veloz que no supimos
que ya no estaba allí alguien
se aclaró algo la garganta
lo buscamos ya muy tarde


Seuls les mots du poète peuvent, en la nommant, adoucir la douleur de la perte et nous permettent de continuer à vivre :


On n’y compte plus pourtant
la lumière revient touche
chaque objet de son feu pâle
on se dit c’est lui peut-être
mais comment peut-on savoir
ouverte la main se crispe
se referme sur le jour
No más cuenta sin embargo
la claridad vuelve toca
todo objeto su arder pálido
nos decimos quizá que
es él mas cómo saberlo
la mano abierta se crispa
y se cierra sobre el día

Et soudain Juan Gelman est là, absent- présent, son regard, sa douceur, le son de sa voix :


Soudain il a un visage
on voit les yeux les pommettes
la moustache le sourire
on entre dans la tendresse
de sa voix ses éclats
ses cassures on l’a dans la sienne
on dit où t’es-tu caché
de improviso tiene un rostro
se ven los ojos los pómulos
el bigote la sonrisa
entra uno en la ternura
de su voz en sus fulgores
sus quiebres está en la suya
dice adónde te escondiste


Et, au rythme balancé de la milonga, la parole du poète demeure, éternellement vivante et combative :
Ouvrez grandes les fenêtres
pour que le ciel puisse entrer
le feu des chevaux du monde
mes amis aux bouches pleines
d’orangers doux compagnons
faites entrer la tourterelle
aux ailes pleines de sang
del todo abran las ventanas
para hacer entrar el cielo
caballos del mundo ardiendo
amigos de bocas llenas
de naranjos compañeros
que entre la tortolica
con alas llenas de sangre


Un petit livre donc, par son format, mais un livre rare et le plus bel hommage que l’on pouvait rendre à cette grande voix.

Françoise Jarrousse


« La lumière et les Cendres , milonga pour Juan Gelman » de Jacques Ancet Editions Caractères 2014

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